Aussi quand je croise des gens, à Paris oui ailleurs, qui vivent ces relations fusionnelles, ils paraissent horrifiés et suspicieux d’apprendre qu’il m’arrive de passer 48 heures sans entendre la voix de mon cher amour.
Ma réponse est pour eux un blasphème, un crime de lèse-dulcinée. Oui, elle me manque souvent et je lui manque. C’est un luxe que de pouvoir se manquer. A vrai dire mon autonomie et la reconnaissance sans équivoque de son altérité me manqueraient plus encore si elles venaient à disparaître.Vous vous parlez comment sur Skype ? Téléphone ? Combien de fois par jour ?
S’aimer c’est ne faire qu’un, mais lequel ?
Dans le cas de ceux qui poussent la fusion jusqu’à son paroxysme, je serais tenté de répondre : ni l’un, ni l’autre.
Chacun se dilue dans un tout indifférencié et perd sa singularité. Dans ces conditions, l’adultère devient un acte non seulement transgressif mais libérateur. La rupture vient juste après.
Je me méfie donc des désirs fusionnels ; si je l’aime c’est essentiellement parce qu’elle est Autre, différente de moi. C’est de là qu’elle tire son pouvoir de fascination. Sinon, ce n’est que du narcissisme.
Hélas, le désir de fusion, à l’instar de toutes les passions est souvent impérieux. Ce fantasme platonicien d’unicité retrouvée mêlé au à celui de la propriété sexuelle qui se manifeste chez Othello jusqu’à la folie relèvent à mon sens d’une profonde angoisse existentielle. Chez Platon, le désir qui nourrit tous les autres désirs est d’ailleurs le désir d’immortalité. L’amour se veut éternel, et non plus seulement le mariage comme chez nos ancêtres ; et tant pis si les statistiques nous donnent tort. Il se veut aussi ‘complet’ au sens de Sternberg et de son triangle amoureux :
A l’engagement s’ajoute donc l’amitié du compagnon et l’amour de la maîtresse sexy. Que de rôles pour une seule et même personne ! Et pour toute éternité ! C'est faire reposer tout l'édifice de notre vie sur les épaule de l'être aimé.
On ne devrait jamais dire « toujours »
"Je t’aime pour toujours" est une promesse formulée quotidiennement par des millions de gens. Presqu’autant s’empresseront de la trahir. Et pour cause : à l’échelle humaine « toujours » n’existe pas. Bien sûr en faisant des enfants le couple se succède à lui-même mais ce n’est là qu’un succédané d’éternité. Nous n’avons guère d’autre choix que d’accepter sans frémir l’inéluctabilité de la fin de toute chose ici-bas. Faire preuve de cette humilité, c’est déjà construire une passerelle vers la tempérance, le respect de soi et de l’autre.
Aussi, si aujourd’hui elle et moi sommes heureux de nous être trouvé, c’est aussi pour avoir eu l’intelligence de ne pas fusionner. Nous pouvons nous réjouir de pouvoir nous remémorer des souvenirs de deux points de vue à la fois conciliables et différents. Notre vertu aura été la tempérance.
La difficulté, particulièrement au début quand la dopamine met à mal votre sens critique, est de jongler entre spontanéité de la pulsion amoureuse / sexuelle et la retenue nécessaire pour ne pas hypothéquer l’indépendance nécessaire au déroulement harmonieux de la relation. Il est tentant quand on est amoureux de se voir tous les jours, de bombarder de messages et de petites attentions l’objet de notre amour. Mais ce serait lui assigner un rôle. Nous cesserions de voir la personne pour ce qu’elle est, nous n’aimerions dès lors d’elle que l’image fantasmagorique qu’on s’en fait pour apaiser notre angoisse existentielle et notre peur de l’abandon.
« Qui veut voyager loin ménage sa monture »
Jean Racine
Avoir la discipline de se voir une ou deux fois par semaine.
Ne pas se précipiter pour habiter sous le même toit.
S’autoriser les sorties ou les voyages l’un sans l’autre.
Dans cette tempérance que d’aucun trouveront ascétique voire monacale, je vois donc une preuve d’amour véritable. Il s’agit de fonder un couple sur « la reconnaissance de deux libertés » pour reprendre le mot de Simone de Beauvoir. Sans liberté il ne peut y avoir de vraie morale ni de véritable amour. Il n’y aurait qu’un devoir exogène dont l’un ou l’autre chercherait tôt ou tard à s’échapper comme d’une geôle.
Répétons-le : c’est bien d’amour qu’il s’agit. La distance dont je viens de faire l’éloge et qui me semble nécessaire à l’harmonie du couple n’est pas un stratagème destiné à asservir l’autre. On ne cherche pas à créer le manque pour le tenir captif (le fameux Hard to Get). Il s’agit d’une reconnaissance de la pleine dimension de l’autre et de sa liberté inaliénable. La réciprocité est consubstantielle à cette forme d'engagement.
Finissons par le bon mot de Larry David :
Qui est le plus libre entre le Chinois sous un régime totalitaire et l’Américain moyen marié ? Le Chinois n’a pas le droit de quitter le pays, le second n’a pas le droit de quitter la maison.