Constant99 a écrit :On aborde les sujets avec la complexité minimale permettant de les aborder ? Pour poursuivre l'analogie avec la science, on attribue souvent à Einstein la citation suivante: "les choses devraient être rendues aussi simples que possible, mais pas plus simples que cela."
J'ai parfois l'impression que certains artistes et de nombreux critiques considèrent au contraire que pour qu'une oeuvre soit intéressante, elle doit être cryptique.
En fait, je crois que ton argument tourne un peu à vide : si l'hermétisme ne doit pas être une qualité essentielle, je ne vois bien pourquoi la limpidité devrait en être une non plus. Pour moi, l'art dépasse largement la question de la réception, parce que soyons tout à fait honnêtes : si on ne voulait faire que des bouquins / films accessibles au plus grand nombre, on ferait quand même essentiellement de la merde. Vouloir toucher le maximum de gens, c'est évidemment important, mais s'il n'y a que ça qui domine dans la volonté de création, alors c'est quand même le plus sûr moyen de diluer complètement son propos.
Après, tu ne peux pas nier que le côté décodage inhérent à une oeuvre complexe peut donner du plaisir. Sans en arriver jusqu'à la fierté de comprendre ce que les autres ne comprennent pas (là on est dans le snobisme, pas dans le plaisir), il y a simplement une jubilation à découvrir ce qu'un auteur a voulu dire dans tel ou tel poème parce qu'on a pris le temps de l'analyser et de découvrir par exemple le contexte de sa réalisation.
J'ai quand même du mal avec la comparaison avec la science, parce que la science est là pour informer et pas pour plaire. Bien évidemment que quand on essaie juste de transmettre une information, il vaut mieux être le plus clair et le plus simple possible ; mais l'art n'est pas un simple moyen de transmettre une information, ça va au-delà.
Constant99 a écrit :Je n'ai pas trouvé Proust particulièrement difficile à comprendre ou à lire. Le principal obstacle est la quantité de texte, qui prend du temps. Je suis sans doute passé à côté de beaucoup de choses, mais pour moi c'est un bon exemple de texte tout à fait abordable, et qui révèle sa complexité à l'analyse. L'exemple parfait de l'auteur illisible serait pour moi Lacan, même si, évidemment, il ne s'agit pas de littérature. Chez lui, la complexité du texte me semble largement supérieure à la complexité du propos. Probablement à dessein.
La quantité de texte et un style qui peut décourager : des phrases qui font un paragraphe entier, il y en a pas mal chez Proust. Tant mieux si tu n'as pas trouvé cela complexe, mais il fait tout de même partie des auteurs les moins faciles à aborder et dont la lecture peut difficilement se passer d'une analyse plus poussée pour réellement saisir tous les tenants et les aboutissants de son oeuvre.
Quant à Lacan, je ne l'ai jamais lu, mais là encore on est dans autre chose : on n'est pas dans l'oeuvre d'art mais dans le texte scientifique. Bourdieu par exemple n'est pas facile à lire non plus, parce qu'il part du principe que la sociologie est une discipline dont les codes sont précis et ne doivent pas être vulgarisés. On peut trouver ça dommage mais je comprends aussi la nécessité d'employer un langage spécifique et une démarche propre à la discipline concernée.
Constant99 a écrit :Oserai-je contredire Gainsbourg ? Je n'ai pas besoin de comprendre Bach pour apprécier Bach (même si on gagne beaucoup à le comprendre). J'ai besoin de comprendre Erik Satie ou Arnold Schönberg pour les apprécier, et curieusement, je les écoute beaucoup moins souvent. La musique de Bach serait-elle moins "majeure" ?
Tu oses, et c'est mal : Gainsbourg c'est dieu.
Je vois ce que tu veux dire. Maintenant, perso, j'ai pas besoin de comprendre la musique classique pour écouter et apprécier Satie ; mais je crois que là encore, je suis dans une appréciation superficielle. Et ce n'est pas grave : on n'est pas obligé d'aller au plus profond de chaque oeuvre qu'on découvre. Mais il faut savoir reconnaître qu'on passe probablement à côté de plein de choses tant qu'on n'a pas réellement étudié l'oeuvre.
Constant99 a écrit :Je ne parle pas de communication d'idées exclusivement (c'est pour ça que j'ai aussi dit "expression"). Produire volontairement une émotion chez quelqu'un, c'est aussi une manière pour l'artiste de s'exprimer. Mais j'imagine mal quelles émotions peuvent être produites par la complexité de compréhension d'une oeuvre, à part la fierté d'accéder à quelque chose de difficile. Fierté qui est d'ailleurs très apparente chez les critiques les plus snobs.
Je parlais de Proust plus haut, je peux aussi citer des poètes comme Verlaine ou Rimbaud : ce qui est jouissif, ce n'est pas la complexité, mais la beauté qui parfois passe par la complexité. Quant au décodage, il ne s'agit pas forcément de s'enorgueillir d'avoir compris là où les autres n'ont pas compris, mais bien de prendre du plaisir à découvrir un sens caché, comme on peut prendre du plaisir à résoudre une énigme ou à déchiffrer un code, une carte.
J'avais été super surprise quand j'avais donné des cours en lycée de voir que ce que les mômes préféraient, c'était la poésie. Les romans que je pensais plus faciles d'accès, ça les faisait chier, alors que déchiffrer avec moi le Bateau ivre, ils avaient adoré. Et je ne crois pas que ça ait un quelconque rapport avec la fierté de comprendre ce que les autres ne comprennent pas, puisque de toute évidence ils avaient eu besoin d'aide (et moi la première, sans certains profs de fac je n'aurais pas compris beaucoup de poésies) ; mais ils aimaient découvrir le sens caché, voir comment l'auteur s'y prenait pour évoquer une sensation, une idée, etc.
Constant99 a écrit :mais j'ai souvent l'impression que pour beaucoup, plus qu'une contrainte, c'est une obligation: un bon film ne doit pas être accessible.
Ouais... bien sûr qu'il y a des gens qui pensent comme ça. Après, justement, moi j'ai aucun problème à défendre des mecs comme Tarantino, qui font objectivement du divertissement accessible à tous, et à défendre également Lynch, parce que je suis dingue de son cinéma même si le sens n'est pas immédiatement donné dans ses films.