Pardon de faire remonter ce topic, mais le sujet est particulièrement intéressant, et à plus d'un titre, il me semble. D'une part parce que, sous son aspect des plus banals, il questionne la sexualité qui constitue tout de même une dimension essentielle de l'être humain. D'autre part, parce le problème relève d'une certaine méfiance, à l'égard d'une menace supposée de cette sexualité. Or en ce sens je crois que toutes les choses équivoques que l'on peut placer sous le terme de "porno-addiction" ne concernent pas seulement telles pratiques ou tels comportements individuels, mais d'un vrai problème de civilisation.
Parce qu'à vrai dire, la pornographie n'est pas née de notre génération. Si internet a pu contribuer à répandre et banaliser les films porno, le terme de "pornographie" contribuait déjà depuis des siècles à caractériser certains types d'images, de poèmes, romans ou pièces de théâtre, de chansons ou d'oeuvres musicales. Le caractère même de ce que l'on appelle pornographique a toujours considérablement évolué avec la culture, la morale sociale (ou
vox populi) et le conformisme de masse. Ceci n'apprendra rien à personne.
Mais qu'entend-t-on alors par pornographie, et quelle en est la constante ?
Il a toujours été convenu que la pornographie consistait en la
mise en scène explicite de choses obscènes, privilégiant ainsi l'exhibition du sexe et de la sexualité. Ce qui sous-entendrait qu'une image ou un film destiné à susciter l'excitation de la pulsion sexuelle, serait pornographique.
Je n'adhère pas du tout à cette convention. Je pense que notre génération, qui a connu une telle profusion d'images et de films pornos, a su s'émanciper de cette vision encore trop teintée de puritanisme. Le problème de la pornographie, cependant, n'en demeure pas moins actuel, et ce topic le prouve.
Je ne vois rien de dangereux, ni même de
pornographique, dans le fait qu'une oeuvre, quelle qu'elle soit, suscite de l'excitation sexuelle. J'irai même jusqu'à penser que cela peut être sain, dans la mesure ou tout être humain sainement constitué
aime se sentir modérément excité sexuellement. Ceci a toujours été vrai de la plupart des gens :
l'excitation sexuelle nous réchauffe de son flux naturel comme un soleil par temps gris.
Ce n'est donc pas, à mon sens,
la représentation explicite du sexe qui caractérise la pornographie. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle il n'est plus nul besoin de se cacher pour regarder du porno. La dimension explicite en est aujourd'hui presque pleinement assumée. Le marketing a bien fait son boulot.
La vraie pornographie n'est pas la mise à nue du sexe ou de la sexualité. Malgré tout ce qu'elle peut oser, malgré ses représentations les plus crues, les plus transgressives, la pornographie ne réside pas dans sa dimension explicite. La menace obscène de la pornographie est toujours
dissimulée. Elle n'avance jamais à visage découvert. Et ce qu'elle cache sournoisement sous son manteau, ce n'est pas le sexe, ni la sexualité en elle-même, ni même la simple exploitation de la pulsion sexuelle ; mais c'est une image sale, avilissante et dégradée du sexe et de l'acte sexuel.
Ce qu'elle dissimule, c'est le fait
Spitzer a écrit :qu'il existe une claire différence entre le désir d'éjaculer pour éjaculer et celui de faire l'amour.
On ne pouvait pas mieux dire : chez l'être humain vraiment sain, cette distinction est instantanée, et nos instincts profonds sont peut-être ceux qui distinguent les fonctions sexuelles et excrémentielles. Ces deux fonctions ont toujours eu un rapport très étroit, mais elles ont pour ainsi dire une direction complètement différente. Le sexe est un flux créateur, alors que le flux excrémentiel concerne la dissolution, la "décréation".
Le "secret" (ce
sale petit secret...) de la pornographie, c'est la confusion et l'identification de ces deux flux. Qu'elle représente l'acte sexuel et excite les pulsions sexuelles ne ferait pas problème, si cette représentation n'était celle d'un acte médiocre au regard duquel le désir sexuel ne mène qu'à la
décharge... entendez aussi, en un sens, à la poubelle, ou aux latrines.
Quand l'excitation sexuelle ne devient plus qu'une envie de cracher, de foutre ou d'excréter de quelque manière que ce soit, avilissant ainsi le sentiment sexuel lui-même, la pornographie apparaît.
Alors, bien entendu, notre époque sait ou croit savoir que la sexualité n'est pas honteuse, que la passion du sexe n'a pas besoin de se cacher ; à juste titre également, qu'il n'est par conséquent plus la peine de se cacher pour s'adonner à la pornographie. Mais l'image plus ou moins dégénérée que celle-ci façonne de notre sexualité, osons le dire : il n'y a pas de quoi en être fier.
C'est le désastre de notre civilisation.
Car c'est un désastre, si tant est que l'on s'inquiète, comme il a déjà été fait ici, des idées et des représentations qui nourriront les générations de jeunes à venir, en les gavant d'images vantant le mépris, l'avilissement du sexe et les vertus excrémentielles de l'acte sexuel. Quoi de plus nocif pour nos fonctions profondes, quoi de mieux pour confondre aussi bien
désir et
frustration, du moment que l'on décide que le désir sexuel n'est qu'une forme de besoin sale, au même titre qu'une envie de chier ou de vomir ?
La pornographie semble donc être un problème de dissimulation : excitez-vous tant que vous voudrez, au prix de déféquer sur le sexe. Le problème de la pornographie, ce n'est pas l'abandon de toute dissimulation, c'est au contraire sa dissimulation bien plus profonde sous couvert de l'abandon de toute pudeur, de toute réserve, bref, de toute source de désir, de fantasme et d'imagination.
Vous pouvez abandonner toute pudeur, aussi longtemps que vous dissimulerez votre sale petit secret. En cela réside, je crois, la menace de la pornographie à l'égard de la sexualité.