« Gaby j’t’ai déjà dit qu’t’es bien plus belle que Mauricette, T’es belle comme un pétard qu’attend plus qu’une allumette. »
Alain Bashung
Je ne suis pas vraiment sensé écrire, ce soir, j’ai bien d’autres choses à foutre, mais je n’ai malheureusement pas le choix. Si je n’écris pas maintenant, toutes les saloperies qui bouillonnent dans mon crâne vont entrer en effervescence, me causant des migraines et un mal-être atroce suivis d’une interminable insomnie en guise de bouquet final. Et curieusement, le fait de balancer tous ces trucs qui me flinguent le crâne sur une page word police 11 est un putain d’antidote. Le clavier comme remède au trop-plein de pensées. Je viens pourtant de passer une journée de branlette plus que jouissive. Je me suis arrosé copieusement la peau de monoï avant d’aller glander sur les pelouses du Central Park grenoblois (y a pas à chier, dès qu’on tente d’importer du patrimoine yankee au terroir, ça sonne tout de suite ridicule). J’ai passé plusieurs heures à ne rien foutre, si ce n’est griller sous le soleil. Ma peau a des accents méridionaux, maintenant. Je l’aime beaucoup mieux ainsi. Ça boost considérablement mon capital physique. Ensuite, j’ai bouffé mexicain en éclusant de la Corona avec les Gipsy King en fond sonore. J’ai acheté la Corona chez l’indien du coin, dont le fils (10 ans environ) bosse à la boutique le dimanche. Ça lui fournit un avantage concurrentiel certain sur les grandes surfaces locales. Hégémonie du marché.
Mais avec les beaux jours, une légion d’emmerdes a surgi de nulle part. Galvanisées par l’éclat de l’astre scintillant dans un ciel impeccable, des hordes de jeunes femmes en ballerines/minijupe ont envahi les rues et les parcs. Y en a partout. Impossible de passer à côté. Un vrai cauchemar. Oh, il y en a sans doute que cette perspective réjouit. Je les vois venir. Ces petits vicelards peuvent se contenter de lorgner de loin, l’écume aux lèvres, avant de rentrer chez eux se tirer frénétiquement sur la tige. Ou peut-être, au contraire, sont-ils suffisamment doués pour en niquer à la pelle. Bande de veinards. Ce n’est pas vraiment mon cas. Je pourrais, pourtant, Mais j’ai un talent incroyable pour me vautrer au dernier moment. Le Karma, très probablement.
Vendredi, par exemple. Emeline a miraculeusement accepté de se bourrer la gueule en ma compagnie. Très honnêtement, je m’attendais à ce qu’elle annule au dernier moment, ou qu’elle se barre au bout d’une heure pour rejoindre des copines. Pour rappel, Emeline écrit dans le plus prestigieux des quotidiens nationaux, a bien évidemment un visage magnifique, et possède surtout une sorte de classe innée, une aura envoutante qui la rend délicieusement enivrante. Elle semble tout droit sortie d’une chanson de Bashung, d’un film de Terry Gilliam ou d’un comte haussmanien. De son côté, Eddie écrit des articles pour vieux riches que personne ne lit. Bref, sur le papier, c’était pas gagné. Heureusement, la bière était à 8 degrés, et le barre était bondé, avec des rugbymen qui foutaient un joyeux boxon. On devait gueuler comme des putois pour s’entendre. J’ai pas mal déconné là-dessus. Ça l’a fait rire. Au bout d’une heure, elle n’avait toujours pas manifesté la moindre envie de se barrer (vous me trouvez sûrement parano, mais j’ai connu une belle salope qui me faisait le coup fois sur deux), et a même accepté de reprendre une tournée. On sortait fumer entre deux pintes. Notre démarche se faisait chaque fois un peu plus hésitante. D’après elle, j’ai la réputation d’être un pineur fini dans sa promo. Quelle grosse blague. Ceci dit, ça me convient très bien. Je dois avoir des talents d’acteur insoupçonné. J’ai raté ma vocation. J’ai fini par être passablement bourré et j’ai balancé quelques conneries. J’aurais pu m’abstenir. Je me souviens lui avoir dit grosso modo qu’elle me fascinait, qu’elle devait être du genre à ne pas porter de soutif, et que j’étais membre donateur de la WWF, section « SOS grands singes » (véridique). J’en ai profité pour suggérer pernicieusement un crochet vers mon appart afin de lui faire visiter les lieux, de lui en mettre plein la vue avec mes performances en cuisine et éventuellement de fumer un pétard. A ma grande surprise, elle a pas dit non. Pour un peu, je me voyais déjà culbuter la future Florence Aubenas.
J’ai exigé qu’elle me donne son bras sur le chemin du retour. Elle a tenu 5 minutes et a fini par se détacher. « Elle aime être libre de ses mouvements ». Femme libérée. Je lui ai fait un sandwich au pesto, au chèvre et au miel liquide. Coup de pot, elle adore le chèvre et le pesto. Et tout le monde aime le miel. Banco. J’ai mis du Bashung. Son chanteur préféré. Je l’ignorais totalement. Décidément, Eros veillait sur moi, ce soir. Du coup, ça devenait un peu flippant. Elle a peut-être cru que je m’étais rencardé à fond sur elle afin de lui déballer le grand jeu, de la niquer, de profiter de son sommeil pour l’attacher et la bâillonner, avant de la livrer à mes comparses du Front indépendantiste dauphinois qui auraient eux-mêmes exigé une forte rançon pour sa libération, rançon destinée à acheter des explosifs, du viagra et des boites de chocapic. Fort heureusement, elle semblait ne se douter de rien. Un poil naïve, la petite. Je lui ai dit que « Gaby » me faisait beaucoup penser à elle. De même que la scène où Gainsbourg et Greco dansent la Javanaise dans le film de Joan Sfar. Du coup, on a maté la scène. Ensuite, j’ai malheureusement commis l’énorme connerie de lui dire que j’écrivais, et pire, de lui montrer un de mes textes. Quel abruti. Je sais pas ce qui m’a pris. Je n’aborde jamais le sujet, d’ordinaire. Un mec qui écrit se retrouve aussitôt catalogué tarlouze romantique, éternel ado qui se branlait sur la roll’s royce de la classe en 4e, qui écrivait des poèmes étouffants de niaiseries aux meufs pendant que ceux qui ont une vraie paire de couilles les tringlaient dans les chiottes du collège. Bref, j’ai sacrément déconné. Heureusement, elle était bien beurrée. Elle m’a promis de me montrer des poèmes qu’elle a écrits il y a quelques années, mais elle n’en fera rien. Elle est beaucoup moins conne que moi. On a fumé un petit peu, bu du vin, et joué au ping pong. Oui, je possède une table de ping pong chez moi. Classieux, non ? Je lui ai flanqué une sacrée rouste. Visiblement, elle n’aime pas perdre, vu la tronche qu’elle tirait. Ensuite, elle est partie. 1h20. Elle était censée rester jusqu’à minuit. Pas si mal. Je voulais lui rouler un patin sur le pas de la porte, mais j’ai pas osé. Le Monde, sa tignasse brune, sa jupe à fleurs, ses mocassins, sa voix, ça me flanquait les jetons. Je me suis contenté d’une bise bien appuyée. Je l’ai serrée un peu trop fort, aussi. Et puis elle s’est barrée. Echec. J’ai donc eu droit à une branlette en bonne et due forme. Fuck it. Si j’avais été Marlon Brando… oh, et puis merde.
Le lendemain, après m’être copieusement raboté le crâne à un festoch de raggae dub, j’ai atterri à une sauterie chez Violette aux environs d’une heure du mat’. Curieusement, elle avait l’air plutôt contente de me voir. Elle n’arrêtait pas de me demander pourquoi j’arrivais à une heure pareille, ce que j’avais fait avant, et elle s’est collée contre moi à une ou deux reprises. Elle était bien attaquée, elle aussi. Elle avait toujours le même parfum, celui du gala, celui qui a imprégné mon gilet en grosse maille pendant des jours. Je n’osais plus le remettre, de peur de faire disparaitre cette précieuse réminiscence. Elle s’était lissé les cheveux. Je l’ai complimentée là-dessus, elle était ravi, personne n’avait remarqué avant moi. Tu gagnes des points, Eddie. Elle tenait absolument à ce qu’on danse un rock. Je me suis exécuté tant bien que mal, réalisant comme d’habitude une contre-performance spectaculaire. Combien de nanas j’aurais emballé si j’avais su esquisser ne serait-ce que trois pas de danse ? Après ce brève interlude burlesque, nous avons discuté sur un canap, je ne sais plus trop ce que je lui disais mais je devais la draguer comme un chacal, encaissant une ou deux remarques de ses vicelardes de colocs au passage. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes, si ce n‘est qu’un pote à moi issu de la bourgeoisie rennoise demeurait obstinément planté à côté de nous, m’empêchant d’aller plus loin. Un type plutôt cool, bien que déconsidéré par la majorité de son entourage pour son caractère fantasque, un peu intello sur les bords et carrément vieille France. J’ai toujours tendance à m’attacher aux losers, je me sens proche d’eux, mais là, il me faisait un peu chier. Je commençais à élaborer un plan pour m’éclipser peinard en compagnie de mon aristo préféré lorsque le gong sonna sans prévenir, retentissant, imparable. Mon arrêt de mort. « Tiens, tu sais danser le rock toi ? ». Elle l’avait superbement ignoré jusque-là, et venait de lui balancer cette question sur un ton parfaitement innocent. Bien sûr qu’il savait danser le rock, comme elle, ce gonze a dû passer une bonne partie de son adolescence dans des rallyes bretons, à siroter du champagne, dragué de la bourgeoise et bouffer du caviar. Il s’est pas fait prier. Il s’en est donné à cœur joie, le salaud. Ils ont entamé une danse, puis une autre, puis encore une autre. Le cul posé sur un canap, je le pinais sans aucun problème, mais là, impossible de rivaliser. Il était brillant, l’enfoiré. Il exécutait à la perfection tous les mouvements qu’on voit dans les films ricains des années 50, façon American Graffiti, allant jusqu’à la faire sauter dans ses bras.
J’étais baisé. Impuissant. Un tableau digne d’un feuilleton californien. Je m’escrimais bêtement à dragouiller une princesse égarée sur un bord de route, m’efforçant de la convaincre de monter faire un tour dans ma deux chevaux en carton, quand cet enculé a surgi dans sa buick décapotable. « Tu montes, poulette ? ». Sans hésitation, elle a sauté dans sa bagnole en gloussant d’enthousiasme, il a rajusté ses raybans, et au son d’un « See you in hell, mothafucka ! » a démarré en faisant crisser les pneus dans une avalanche de swag, me laissant comme un péquenaud au sud de nulle part. N’allez surtout pas croire que je lui en voulais. La jalousie m’est parfaitement inconnue. Je ne crois pas l’avoir jamais ressentie. Je ne vois aucune raison de détester un mec qui a ce que je n’ai pas. Ni de lui en vouloir. Bien au contraire, dans un cas pareil, c’est sur moi que je rejette la faute. Je m’en voulais à mort de ne pas être foutu d’enchainer trois pauvres mouvements de rock à la con, de ne pas être un minimum à la hauteur. Fuck it. Game Over. Dasvidania, Eddichka.
« Ptain, incroyable, ce tocard va emballer Violette ! » la nana qui m’a balancé ça à la gueule ne me voulait sûrement aucun mal, n’empêche que j’aurais préféré me manger un gnon dans la mâchoire. Salope. La quasi-totalité de l’assemblée ayant les yeux rivés sur ce merveilleux couple, les réserves de gnole étant à sec, et mon taux d’alcoolémie beaucoup trop élevé, j’ai décidé de mettre les voiles sans demander mon reste. Il me restait une clope. Je l’ai fumée sur le chemin du retour. Je pensais à Hank Moody, au milieu de la saison 1 de Californication, ayant perdu sa meuf et venant de se faire chourer du même coup son manuscrit fraîchement rédigé et sa caisse flambant neuve. Même là, il reste de marbre, et se contente de scruter le lointain en s’allumant une Camel. Bel exemple de résilience. J’en prends note. Je n’ai jamais su ce qui s’est passé par la suite, à vrai dire je m’en fous. Je ne pense pas qu’il l’ait emballée. Ma réaction était un peu stupide et disproportionnée, tout bien réfléchi. Mais j’étais sacrément pété et j’ai une fâcheuse tendance à baisser les bras dès que ma poule fait de l’œil à un autre coq. La bonne nouvelle, c’est que j’ai miraculeusement obtenu un rencard avec elle. Demain soir. Il est prévu qu’on boive un coup en ville, puis que je lui fasse à bouffer. Je ne sais pas trop à quoi elle s’attend. J’imagine que vu ma réput’ et nos antécédents, elle doit bien s’imaginer qu’il ne s’agit pas d’une invitation à jouer au bridge. Mais sait-on jamais, les méandres du cerveau féminin me sont affreusement opaques. Si je la baise, je serai le roi du monde. Dont acte.
Aujourd’hui, j’ai passé une partie de la journée à errer dans les rues, en plein cagnard. J’étais sapé d’un pantalon et d’un tee shirt blanc. Avec mon bronzage qui commençait à s’affirmer, j’étais plutôt satisfait de ma dégaine. Je devais réaliser une interview d’un postier. J’ai fini par en trouver deux. Deux nanas. La plus jeune était pas mal du tout. On a discuté un moment. C’était bien. Un éclair de rapprochement avec deux parfaites inconnues que je ne reverrai jamais. Pureté de l’instant.
Je quitte Grenoble dans dix jours, et ça me fout un sacré cafard. Oh certes, je serai de retour en septembre, mais alors plus de Violette, ni d’Emeline, ni d’Emmanuelle. Je vais sacrément me faire chier. D’autant qu’une bonne partie de mes potes se fait la malle, elle aussi. Je n’ai jamais aimé les départs. Quand on part, c’est souvent le signe qu’un monde se termine. Un microcosme, un univers d’individus habitués à se fréquenter régulièrement va surement se dissoudre. Toutes ces femmes qui ont tant compté pour moi ces derniers temps, je ne les reverrai sans doute plus. Peut-être dans une autre vie, dans un autre monde, à une autre époque. Mais pas de sitôt, hélas. Je ne les oublierai pas, moi, car je n’oublie jamais personne, et surtout pas celles qui ont compté à un moment ou un autre. Je me souviens à la perfection de toutes celles que j’ai désiré, et ce depuis mon plus jeune âge. Elles, en revanche, j’ignore si elles se souviendront de moi. En tout cas, le fait de les maintenir vivante dans mon esprit ne me suffit pas. Il me faut du concret, un témoignage matériel. C’est en partie pour ça que j’écris tant sur elle. Je vois ça comme un édifice à leur mémoire, un monument élevé à leur gloire dans le plus grand secret, dont elles ne sauront jamais l’existence. Mais on raconte qu’il existe une certaine alchimie entre les êtres qui échappe à la science. Qu’un jumeau peut parfois savoir comment va son frère alors qu’il se trouve à l’autre bout du globe. Une nuit, alors qu’elle avait une quarantaine d’année, ma grand-mère s’est réveillée en sursaut, avec une pensée en tête : « Maman est morte ». Sa mère était morte dans la nuit, à l’heure précise où elle s’est réveillée. De vieillesse, dans un lit d’hôpital. Une mort que je ne trouve pas triste, plutôt belle. Eh bien j’aime à m’imaginer que le fait de tant écrire sur ses nanas créé une connexion invisible entre nous, que de temps à autre, lorsque j’aurais une pensée pour elles, dans ma chambre berlinoise, parmi les vertes collines d’Afrique ou dans une datcha en Sibérie, elles se remémoreront un instant l’image d’Edouard, de sa casquette de prolo, de ses manières un peu étranges, de la façon dont il se noyait dans leurs yeux.
E. Dolokhov